Parole Itinérante à Figuerolles : apprendre le français par des pratiques artistiques et culturelles

Parole Itinérante à Figuerolles : apprendre le français par des pratiques artistiques et culturelles

Un groupe d’adultes en apprentissage du français réalise une carte sensible du quartier de Figuerolles entre octobre 2020 et juillet 2021 avec Clarissa Baumann, artiste visuelle et chorégraphe, et Olavo Vianna, artiste musicien, à la Boutique d’écriture, association d’éducation populaire implantée dans le quartier. 

A travers le corps, le son et la parole, convoquant regards et souvenirs proches et lointains, les participant∙es allophones s’enregistrent au détour des rues, parlent des espaces marqués par nos déplacements et nos histoires entrecroisées, et interprètent ensemble rêves et récits en français… mais pas que.

 

Cet entretien mené par Lucie Naudé, volontaire en service civique à la Boutique d’écriture, avec les deux artistes et Donalie-An Mugnier Tran, animatrice interculturelle et FLE à la Boutique d’écriture, explore la démarche artistique proposée et les enjeux pédagogiques du projet pour l’apprentissage du français langue étrangère.

 

Photos: Parole Itinérante 2020-2021 - Boutique d’écriture, Clarissa Baumann et Olavo Viana

Lucie Naudé. Quelle est la genèse de Parole Itinérante et de votre partenariat avec la Boutique d’écriture ?

Clarissa Baumann. Ce projet s’inscrit dans la continuité de plusieurs de nos projets dont Ecouter l’espace (1) avec Olavo auprès d’une classe de CM2 d’une école au  Rove en 2018/2019. L'idée était d’identifier les espaces que les élèves utilisent chaque jour et de réfléchir à comment transformer un espace quotidien en un espace imaginaire de jeu. Les enfants font ça très naturellement, mais il s'agissait de leur faire prendre conscience de ce mécanisme et de le présenter comme une démarche artistique à prendre au sérieux. Pour cela, on a utilisé des poèmes performatifs du livre de Yoko Ono, Pamplemousse (2) qui nous a ouvert un énorme champ de possibles pour poétiser l'espace. Dans nos autres projets artistiques, on travaille beaucoup à partir de déambulations et avec le son et la position du corps dans l'espace. J'ai aussi travaillé avec une chorégraphe, Lisanne Goodhue, dans une association installée à Juvignac qui occupe un ancien local de la poste. La question de la correspondance est un élément important dans mon travail personnel, je cherche les récits qui ont croisé un espace, je parle avec des gens qui sont passés par le lieu pour écouter ce qu'ils racontent et apportent comme imaginaire.

L.N. D'où vient cette idée de travailler avec des personnes allophones en apprentissage du français ?

C.B. On a travaillé avec Olavo et Lisanne au Barricade (3) à l’été 2020, avec le projet Cartes Postales Nomades (4) où l'idée était d'offrir des ateliers aux personnes allophones dans le quartier de la gare, et de créer des récits de ce quartier en écho à d'autres lieux que nous avions traversés. C’est à ce moment-là qu’on a rencontré la chercheuse Myriam Suchet (5) qui a beaucoup apporté de son expérience sur l'hétérolinguisme, sur les rapports imaginaires à la diversité des langues.

Olavo Vianna. Pour nous, c'est une expérience quotidienne en tant qu'étranger en France. Notre accent, c'est souvent la première chose qu'on nous renvoie dans une discussion. Je pense qu’au Brésil on se posait beaucoup moins cette question.

C.B. Ce qui est intéressant pour nous c’est de voir que pour un mot similaire dans plusieurs langues, la référence culturelle n'est pas toujours la même, il y a un décalage au niveau des imaginaires. Cet été, on s’est retrouvé au Barricade, avec des gens de partout du monde, c'était assez étonnant, on parlait quatorze langues dans un même espace. La question était de comprendre le chemin de chaque personne jusqu'ici pour qu'on se retrouve dans ce lieu et qu'on essaye de communiquer soit en français, soit par le dessin, soit par les gestes... Et c’est comme ça que le projet Parole Itinérante est né. On était en contact avec Donalie, elle nous a proposé de continuer le travail avec la Boutique d’écriture, en développant un travail sur le quartier de Figuerolles.

Donalie-An Mugnier Tran. Oui, c’est ça, à la Boutique d’écriture, on a eu connaissance du projet des Cartes Postales Nomades par le biais de Myriam Suchet, avec qui on travaille depuis plusieurs années. En parallèle, j’ai eu la possibilité de mettre en place des activités artistiques et culturelles pour les adultes en apprentissage du français pendant les vacances scolaires, en plus des ateliers réguliers que nous proposons déjà tout au long de l’année (écriture, chant ou conversation) dans notre association. Le projet Parole Itinérante s'inscrit dans le cadre de l’opération internationale Dis-moi Dix Mots (6) qui valorise des mots issus de la francophonie autour d’une même thématique et invite des acteurs associatifs et institutionnels à tisser des projets culturels autour de ces mots. Cette année, pour le thème de l’air, on a eu envie de travailler la façon dont l’air nous permet de surmonter les distances imposées par les confinements qu’on vivait, et de travailler le son et le rapport à l’espace et au temps. C’est de là que vient l’idée de travailler sur une cartographie sensible du quartier avec Clarissa et Olavo.

Photos: Parole Itinérante 2020-2021 - Boutique d’écriture, Clarissa Baumann et Olavo Viana

L.N. Qu’est-ce que le travail avec des personnes allophones apporte à votre démarche artistique ?

C.B. Il y a un défi très grand par rapport à la langue, comment faire pour que la différence entre les langues soit vraiment motrice, pour que ce soit quelque chose qui nous relie ? Il s’agit d’envisager un rapport à une langue française très modelable qu'on puisse prendre comme matière artistique à travailler. Les langues sont aussi des constructions, des matières mouvantes et en transformation. Personnellement en tant que personne qui propose ces ateliers mais qui participe aussi à cette démarche de vivre dans une langue étrangère,  je pense que c’est important de se donner de la liberté avec le langage. Je suis déjà en France depuis longtemps et pendant plusieurs années je voulais parler sans accent, ou faire le moins de fautes. Maintenant je vois tout cela comme un potentiel parce qu'il y a de la poésie dans les décalages que je ne veux pas perdre complètement. 

 

O.V. On s’aperçoit que ce décalage de compréhension, ou de "mauvaise traduction" multiplie les possibilités de sens pour un mot. En ayant nous-mêmes vécu la situation d'arriver dans un pays dans lequel on ne se sent pas forcément à l'aise au départ, on se rend compte que l’espace et la langue vont ensemble. Lorsqu’on apprend une langue, on commence à se sentir à l'aise dans un lieu, on tisse des liens affectifs, et ça aide énormément pour se sentir à l'aise avec la langue.

Photos: Parole Itinérante 2020-2021 - Boutique d’écriture, Clarissa Baumann et Olavo Viana

L.N. Vous mobilisez plusieurs leviers artistiques dans ce projet, la déambulation, le son, la parole, le récit, le dessin… Comment s’articulent ces pratiques artistiques et quels en sont les effets ?

O.V. D’abord, je pense que la déambulation est très importante pour créer des liens réels et physiques mais aussi des liens subjectifs et pour se sentir chez soi d'une certaine façon. Ça permet de comprendre que partout où l'on est, ça peut devenir un chez soi, qu’on peut devenir autochtone n'importe où, et que nos imaginaires habitent les lieux autant que les imaginaires des personnes qui sont là depuis des années. Nous avons aussi mobilisé des archives issues du travail de Thierry Arcaix (6) sur l’histoire du quartier de Figuerolles. C’était un moyen pour nous, en tant que nouveaux habitant∙es de Figuerolles, d'enquêter sur le quartier pour parler de ses transformations, mais c’était aussi une façon d’entrer dans une discussion sur les transformations de l’espace et sur le passage du temps, du passé, présent, futur.

C.B. Ces supports historiques servent d’inducteurs pour visualiser les multiples strates de Figuerolles, pas juste celles qu'on a devant les yeux. Cet ancrage historique donne des points de repère et aide à aller vers l'invisible, vers l’imaginaire qui est finalement aussi réel que le visible, parce que le lieu est aussi habité par tout ça, par tout ce que l'on projette et ce que l'on imagine. C’est vrai qu’en habitant nous-même dans le quartier, ce projet a changé notre regard sur certaines parties du quartier, vers un rapport plus familier, plus proche, plus intime.

O.V. La poésie a commencé à apparaître dans les récits des participant∙es, dans leur façon de retranscrire ce qu’ils et elles percevaient du lieu. C'est aussi de la traduction finalement, comment on passe de ce que l'on a vu au dessin, de comment on passe au récit, et il y aussi des décalages. 

L.N. Comme lorsque H. a dit « sous le sol » au lieu de « sous le soleil ».

O.V. Oui, ou quand Y. nous a dit « la pluie pleurait, il pleurait la pluie ». C’est par le recours au récit que la poésie émerge. Et, il y a aussi un dernier mécanisme, c’est celui du son. Le son a cette capacité de nous transporter d'un lieu à un autre, il suffit de fermer les yeux et on peut vraiment se balader, faire des parcours sonores. Donc on a proposé des écoutes de paysages historiques pendant les déambulations. Par exemple, on a diffusé le son du train à l'intérieur du bâtiment de Groupama, rue Adam de Craponne, qui est situé à l’endroit où il y avait la Gare de Chaptal. Ça permet de créer des superpositions temporelles, de façon assez rapide, assez simple. On a aussi utilisé le son de l’ancienne vacherie, ou sur la place de l’ancien lavoir, le son de l’eau. On utilise souvent des coquillages pour écouter des sons, on parle de la mer, et de temps historiques très anciens. Ça a servi à illustrer ces autres paysages, donc il n'y avait seulement des photos comme preuves historiques. Avec le son, on passe outre la question de la langue, il n'y a pas besoin de chercher le sens, on est tout de suite transportée, il n’y a pas besoin de traduction.

C.B. En plus, le son demande un travail très intime de visualisation par lequel on recrée un espace, on imagine l'espace, comme une sorte de pont à travers l'écoute qui est très riche et peut faire naître beaucoup de choses. Si on écoute la mer, la mer que tu vas visualiser n'est pas la même que la mienne. Si on écoute une langue que l'on ne connaît pas, on ne sait pas forcément quelle langue c'est, mais on entend la sonorité.



O.V. Et finalement le dernier élément du projet c’est la création plastique d’un plan, d’une carte. Pour cela, on utilise des récits individuels et collectifs du parcours de déambulation. On propose un moment de parole et on réalise en parallèle un travail de représentation. 

C.B. Notre façon de le mettre en place avec un groupe d’adultes en apprentissage du français, c’était d’amorcer des récits : « on est sortis, il pleuvait, on entendu les oiseaux, on est allés dans le quartier des saints… », et ensuite de tirer les fils du récit et de se passer la parole. Ça aide énormément à prendre des notes pour le plan, à dessiner, à rentrer à nouveau dans le parcours, mais en se projetant dans ce lieu par nos imaginaires, c’est une transition entre l'espace intérieur et extérieur. J'ai trouvé que le récit aidait énormément à garder cet état de la déambulation, d'être dehors, l'écoute qu'on avait, de l'apporter aussi à l'intérieur. C'est intéressant de voir dans le plan l'apparition de choses très éphémères comme les petites filles déguisées en sorcières lorsque nous étions au Parc de la Guirlande. Et puis on a aussi des récits de souvenirs du passé, pas seulement du passé du quartier, avec la gare qui est dessinée à côté de Groupama, mais aussi des souvenirs des trajectoires passées des participant∙es. C'est intéressant de voir le décalage de quelqu'un qui connaît le quartier puisse avoir un regard dans le plan, et dire « ah non, ça ne correspond pas exactement à ma représentation du quartier ». Avec ce travail, on se rend compte que les lieux fixes n'existent pas, que Figuerolles ça voulait dire plusieurs choses à différents moments, et que même aujourd’hui à l'intérieur du quartier, ce n'est pas une seule chose, que ça n'arrête pas de se transformer et que ça continuera ainsi.

Photos: Parole Itinérante 2020-2021 - Boutique d’écriture, Clarissa Baumann et Olavo Viana

L.N. Quels sont les enjeux pédagogiques d’un projet comme Parole Itinérante pour des adultes en apprentissage du français ?

DM. Tout d’abord, je crois que l’enjeu pour les participant-es, c’est de lâcher prise sur l'envie de se fondre dans un français ultra normé dicté par l’écrit, que personne ne maîtrise vraiment d'ailleurs. Il s’agit de faire le deuil de l'appartenance à une langue figée, et se sentir valorisé-e dans son appropriation très singulière du français marquée par les traces d'un vécu, d'une histoire et de relations. Passer d'un mode d'expression à un autre pour s’exprimer par la parole, le dessin, l'écriture ou le visuel permet de déverrouiller certains blocages dans l'expression de soi, d’éviter la performance à tout prix et de se rendre compte qu'on est comprise et  écoutée. 

Dans le groupe d’une vingtaine de participant∙es, on compte e une douzaine de langues. Le fait de s'appuyer sur les langues premières, c'est une manière de dédramatiser le rapport à la différence et de ne pas ostraciser les personnes locutrices de langues minorées. Ça a l'effet de rendre l'égalité entre les langues, je pense. Ensuite, la réflexion sur l'habitation de l'espace, sur ce qu'on prend et ce qu’on laisse, me paraît être une vraie métaphore de la langue comme un espace de négociation entre ce qui préexiste à notre passage, ce qu'on apporte et le souvenir qu'on en garde. Les personnes peuvent ainsi trouver leur propre ancrage spatial ou linguistique, vers le français. Pour nous, à la Boutique d’écriture, le fait que des artistes mènent le projet conforte notre idée qu'apprendre une langue, c'est avant tout créer. Et là, il se trouve qu'en plus les artistes sont allophones et ont un rapport particulier à la langue française. Enfin, le format de l'atelier permet à ce que des personnes quelque soit leur niveau, leur âge, et indépendamment du fait qu'elles soient scripteuses ou non, ont leur place dans l'atelier.


Références

(1) Clarissa Baumann et Olavo Vianna (2019). Journal du projet “Écouter l’Espace”. Atelier Medicis.

Les artistes présentent les différentes étapes du projet mené avec une classe de CM2 de l’école François Bessou (Le Rove) en 2019 qui avait pour objet d’ « éveiller une écoute sensible aux espaces quotidiens environnants (la salle de classe, l’école, la rue, la ville) » et pour d’interroger les formes d’organisation et de relation à l’espace.

(2) Yoko Ono (1964 [2004]). Pamplemousse (Grapefruit). Editions Textuel.

Florilège ludique de petits fragments, invitations poétiques à la performance, ouvrage essentiel d'une figure incontournable de l'art contemporain du mouvement Fluxus qui prône l’abolition de la frontière élitiste entre l’art et la vie et entre les différents champs artistiques.

(3) Barricade Montpellier. 

Ouvert fin 2014, Barricade est un local associatif autogéré connu à Montpellier comme un lieu de rencontre, ouvert à toutes les personnes souhaitant participer aux luttes sociales, construire de la solidarité, s’informer ou échanger. Au-delà de sa dimension politique, Barricade héberge aussi un certain nombre d’ateliers de français, de couture, de réparation et d’entraide administrative.

 

(4) Atelier Médicis (2020). Clarissa Baumann & l’association Le Barricade et La Boutique d’écriture à Montpellier : Cartes postales nomades. Balto Media.

 

(5) Myriam Suchet (2014). L’Imaginaire hétérolingue. Ce que nous apprennent les textes à la croisée des langues. Classiques Garnier.

Cet ouvrage s'engage à bousculer les idées reçues sur « la langue ». L’imaginaire hétérolingue qui se donne à lire dans les œuvres de Paul Celan, de Juan Goytisolo, de Gabriel Okara et de Ken Saro-Wiwa et dans leurs traductions est-il à même de nous aider à penser le monde contemporain un peu autrement ?

 

(6) Opération Dis-moi Dix Mots du réseau OPALE

Chaque année, différents partenaires francophones du réseau OPALE : la France, la Belgique, le Québec, la Suisse et l'Organisation internationale de la Francophonie (qui représente 84 États et gouvernements) choisissent une thématique destinée à transmettre un message sur la langue française (la langue comme lien social, la capacité de la langue à exprimer l’intime, à accueillir les inventions verbales…) et dix mots l’illustrant. L’Édition 2020-2021 invite à s’inspirer des mots qui évoquent l’air sous toutes ses formes: aile, allure, buller, chambre à air, décoller, éolien, foehn, fragrance, insuffler, vaporeux

(7) Thierry Arcaix (2011). Figuerolles - Un quartier de Montpellier. Editions Alan Sutton.

 

Né en 1954 dans le quartier Figuerolles, à Montpellier, le sociologue Thierry Arcaix a consacré beaucoup de temps à l’étude de l’histoire de son quartier de naissance. Ce livre, construit à partir de nombreux témoignages, de références, de reportages, de documents, de photographies et d'analyses sur le mythique Figuerolles, fait revivre les commerces, les industries et les associations de ce quartier.

 


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